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N°1/2022
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Elisa Shua Dusapin

La jeune autrice a reçu en novembre le prestigieux National Book Award pour la traduction anglaise d’Hiver à Sokcho, fruit de son travail de bachelor à la HKB.

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est responsable de la rubrique littéraire du Courrier, quotidien indépendant basé à Genève. Elle est membre de diverses commissions et jurys littéraires, dont le Prix Michel-Dentan, et fait partie du comité de programmation du Livre sur les quais à Morges. Elle a publié le recueil de nouvelles En plein vol (2016) et une monographie critique, Catherine Safonoff, réinventer l’île (2017).

« Être en lice puis finaliste était déjà incroyable. Quand le lauréat a été annoncé, je n’ai pas réalisé ce qui se passait », raconte Elisa Shua Dusapin, qui a reçu le 17 novembre dernier le National Book Award pour la traduction en anglais d’Hiver à Sokcho, son premier roman (Zoé, 2016). Cette quête d’identité entre deux langues et deux cultures évoque la rencontre tissée de silences entre une jeune gérante d’hôtel et un auteur de BD français en séjour hivernal dans la ville portuaire de Sokcho, à la frontière avec la Corée du Nord. Voix douce, posée et réfléchie, la jeune écrivaine s’est taillée une place dans les lettres mondiales avec ce premier texte longuement mûri entre 17 et 21 ans, et qui n’en fini pas de tracer son étonnant chemin jalonné de succès.

Foto: Anja Foneska

« Je suis portée par cet engouement public, quelque chose de très bienveillant qui m’a émue, mais j’éprouve aussi un grand détachement. Peut-être car c’est un prix décerné aux États-Unis, pour la traduction d’un livre écrit il y a des années. Il récompense autant Aneesa Abbas Higgins, sa traductrice, que toutes les personnes qui ont participé à son existence. » C’est que plusieurs fées se sont penchées sur son berceau. Le texte a germé lors de son travail de maturité. Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin a grandi à Porrentruy au croisement de plusieurs cultures et explore ce vacillement identitaire dans un texte aux échos intimes. Encouragée par ses professeurs, elle postule à l’Institut littéraire suisse de Bienne (ILS), où elle le développera durant les trois années de son cursus de bachelor, avec le mentorat de Noëlle Revaz. Puis son éditrice Caroline Coutau lui donnera une large diffusion.Lauréat de plusieurs prix en France et en Suisse, dont le prix Robert Walser 2016, Hiver à Sokcho est traduit en 17 langues, présenté dans les écoles, coadapté au théâtre par l’autrice et le comédien et metteur en scène Franck Semmelet (la pièce est actuellement en tournée romande). Le roman est également en cours d’adaptation au cinéma par le réalisateur Koya Kamura. « Il fait son chemin indépendamment de moi », dit Elisa Shua Dusapin.

L’entre-deux langues, la difficulté à communiquer avec ceux qu’on aime, le corps, l’exil réel et intérieur sont également au cœur de ses deux romans suivants, le poignant Les Billes du Pachinko (Zoé, 2018), où la narratrice suisse passe l’été à Tokyo chez ses grands-parents, exilés sud-coréens qu’elle souhaite ramener au pays quitté il y a cinquante ans, et Vladivostock Circus (Zoé, 2020), variation poétique sur l’amitié et la confiance autour du numéro de barre russe d’un cirque sibérien.

Projets collectifs
Entre chaque roman, Elisa Shua Dusapin écrit pour le théâtre, la performance ou le cinéma – elle coécrit actuellement un scénario avec Stéphanie Argerich. Elle confie avoir besoin de cette alternance entre projets solitaires et expériences collectives. C’est que le support « livre » n’est pas une évidence pour celle qui dit avoir intégré l’ILS dans le but de finir ce qui est devenu Hiver à Sokcho avant de suivre des études de lettres ou de théâtre. « C’était une démarche intime, je ne visais pas la publication. Aujourd’hui, j’ai toujours l’impression qu’elle n’est pas une finalité. Ce qui me guide, c’est ce que j’ai besoin d’exprimer. Cela a pu prendre la forme d’un livre, mais je me demande toujours si c’est le bon format pour ce que j’ai à dire. » Ce qui prime est l’expérimentation, une quête perpétuelle. Cette vision, gage de liberté, lui évite aussi de « sacraliser les livres » et dédramatise les attentes : « Je ne me sens pas ‹installée› dans le statut d’écrivaine », confesse-t-elle.Pour elle, l’écriture est avant tout intuitive même si chaque texte est le fruit de « milliers d’heures de travail ». Elle s’est ainsi glissée avec aisance dans l’écriture théâtrale et le scénario. « J’ai dit oui aux propositions sans savoir comment faire, rit-elle. Mais c’était très naturel, je n’ai pas eu l’impression de passer d’un genre à l’autre. Peut-être parce que mon écriture est plus ‹en creux› qu’explicative, ce qui est lié à ma manière de voir le monde : une évocation en pointillé, non dans la démonstration. » Elle privilégie les silences, l’image – Elisa dessine aussi –, et laisse toute sa place à l’émotion : la puissance de ses récits doit beaucoup à cette langue visuelle et allusive, fruit d’un long travail d’épure.Ce temps long lui fait aujourd’hui défaut. Vivant entre Sion et Porrentruy, Elisa Shua Dusapin voyage beaucoup, pour des rencontres littéraires et – avant la pandémie – pour voir sa famille en Extrême-Orient et aux États-Unis. « Mais je ne me déplace plus que pour le travail, il y a un rattrapage de ce qui a été annulé au début de la pandémie et l’automne a été vertigineux. » Difficile, dans ces conditions, de terminer le roman en chantier. « Il faudra trouver le bon dosage une fois la vague du National Book Award passée. » On le lui souhaite, ainsi qu’à ses lectrices et lecteurs.En attendant, place au théâtre. Après Hiver à Sokcho cet hiver, on pourra voir en mai à Genève Le Colibri, commande jeune public de Joan Mompart pour le Théâtre Am Stram Gram, avec une version concertante coproduite par l’Orchestre de la Suisse romande. Enfin, son adaptation du Rossignol et l’Empereur, créée en 2021 au Théâtre de Marionnettes de Lausanne par Pascale Güdel et Olivier Périat, sera reprise dès novembre 2022.