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N°1/2023
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Araignées

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Léna Furlan est née en 2000 à Lausanne, où elle vit et travaille. Elle a obtenu son Bachelor à l’Institut littéraire suisse en 2022. Elle travaille à saisir le temps, s’intéresse aux liens entre les êtres, à la relation au paysage ainsi qu’à l’intensité de l’enfance.

Le bout de mes doigts gelé fait passer l’aiguille dans la boucle puis la glisse le long de celle-ci. Les rayons du soleil rebondissent sur la neige et viennent caresser ma peau et la laine qui se transforme en pull.
Il faut que je me concentre pour compter les mailles, j’ai besoin d’être attentive pour ne pas devoir recommencer toute l’encolure.Mais après un moment, mes mains oublient les chiffres. Elles ont absorbé la théorie et dessinent seules la danse qui mène au déroulement du pull-over. Mes yeux suivent encore le mouvement régulier mais mes pensées occupent l’espace et traversent le temps. Elles m’emmènent au bord d’une plage en plein été, à la frontière d’une phrase entre deux pages, elles repassent une discussion de la veille, en construisent d’autres à venir, rêvent d’une fin de conversation différente, se demandent si demain il va faire beau, quoi préparer à manger avec la carotte et les trois œufs qui vivent seuls dans mon frigo.Mes pensées se délient puis s’enchaînent, se passent les unes sur les autres, les unes sous les autres, s’enfantent et s’accrochent, elles se tricotent, jusqu’à former une matière douce, rassurante ; incohérentes seules mais étrangement logiques ensemble.Je me suis trompée dans le comptage de mailles, il faut que je défasse les trois dernières rangées. Soupir en buée.

Ma mère et ma grand-mère tricotent depuis longtemps, avec leurs doigts elles font naître des tricots réguliers, justes. Des cagoules, des gants, des gilets, des chaussettes.J’avais envie de faire comme elles depuis mon enfance. Envie de pouvoir leur rendre quelque chose de similaire pour les remercier. Alors je leur ai demandé de m’apprendre – d’abord quand j’étais petite –, mais ma patience a filé plus vite qu’une maille trop lâche, et j’ai abandonné. Puis plus récemment, je m’y suis replongée – en voyant une amie qui commençait le tricot – demander des conseils à ma mère et ma grand-mère. Alors, plus qu’une envie furieuse de tricoter, celle de me rapprocher moi aussi par les gestes, par le mimétisme familial, de ces deux femmes que j’admire.La patience a tenu et la joie est venue. Créer quelque chose avec mes mains, construire un objet concret, qui a pris du temps, du mouvement, et qui m’a laissée en même temps la liberté de me baigner dans mes pensées, d’envoyer louvoyer mon esprit, grâce à mes doigts occupés.Je me suis mise à le faire dans le train, sur une terrasse, dans un café, le soir, le matin, dedans, dehors, au soleil ou dans la neige.

Mon grand-père me parle des valaisannes qui tricotaient toute la journée en faisant paître les troupeaux. Je pense à elles en faisant glisser mon fil entre les aiguilles, je pense aux significations multiples du nom tricoteuse, à l’héritage culturel, à la « Grand-mère Araignée » de Rebecca Solnit, aux toiles qui se tissent le long des plafonds et sur les tilleuls, aux installations de Louise Bourgeois, au mépris des tâches considérées ménagères, considérées tâches, considérées taches, et à l’histoire commune qu’on construit avec des gestes simples.Puis finalement, à force, tricoter un pull c’est comme écrire un texte.Les pensées et la musique, les conversations et les histoires, les nuages et la lumière d’une averse, ont poussés et accompagnés les doigts jusqu’à tresser quelque chose de moi.Parce qu’offrir un tricot à quelqu’un, c’est comme lui donner une extension de soi, pour lui tenir chaud.Comme une étreinte infinie.