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N°1/2021
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Rebecca Gisler

Entre deux langues, entre plusieurs pays, Rebecca s’est créé un espace d’écriture qui lui appartient. Retour sur sa formation aux mots, à la fois allemands et français, à Bienne puis à Paris, et sur son approche évolutive du langage.  

La dernière de nos rencontres remonte à trois ans environ. C’était à Paris. On n’y vivait plus ni l’une ni l’autre, même si Rebecca y gardait un pied-à-terre, et comme toujours m’hébergeait lors de mes visites dans la capitale française. Les appartements parisiens étant par définition minuscules, quand il s’agissait de discuter, ça se passait plutôt dehors – au bistrot, dans un musée, au marché aux puces. Lorsqu’on se retrouve à Bienne en ce mois de janvier 2021, c’est aussi à l’extérieur, mais pour d’autres raisons : les cafés sont fermés, et par les temps qui courent, qui veut se retrouver le fait à l’air libre, au bord du lac par exemple. On s’installe sur de grosses pierres mouillées. Quand on m’a demandé d’écrire le portrait de Rebecca, c’était sans savoir qu’on était bonnes copines. Notre discussion file là où on l’avait laissée, bascule entre deux villes, familières à toutes deux, deux atmosphères, deux langues. 

Foto: Alex Anderfuhren

Entre deux écoles aussi, l’institut littéraire suisse et l’université Paris 8 : deux institutions aux méthodes résolument différentes, mais qui proposent l’une et l’autre des cours d’écriture littéraire et ouvrent la porte sur le métier acrobatique d’autrice. Rebecca a suivi les deux cursus avec en tête un même objectif : écrire. Une activité qui, suivant l’humeur du jour et les critères sociétaux auxquels on la compare – rendement économique, productivisme ou contribution esthétique – étonne par son humilité ou son incroyable prétention. C’est abyssal, et pourtant Rebecca en discute avec l’assurance de celle qui a fait son choix. « C’est ce que je veux faire maintenant, mais ça pourrait aussi changer un jour, qui sait … J’écris et je lis pour les moments jouissifs que l’écriture et la lecture peuvent procurer. » À l’éternelle question de l’apprentissage de l’écriture (est-il souhaitable de professionnaliser ce qui relève de la vocation, du talent ?, etc.), elle répond de manière évasive. Presque par un haussement d’épaules. Il faut du temps pour écrire, et les écoles de Bienne et de Paris ont d’abord été des lieux de rencontres, d’échanges. Autant travailler les mots là où leur matière fait débat. Or les mots de Rebecca sont pluriels. Elle a la particularité d’écrire en deux langues : le français, qui est sa langue maternelle, et l’allemand, sa langue scolaire – elle a grandi à Zurich. L’institut littéraire, cette école qu’il est possible de fréquenter dans l’une ou l’autre langue, elle l’a suivie en allemand, sans trop oser s’aventurer, dans un premier temps, dans les cours proposés aux francophones. C’est en intégrant le Master en création littéraire à Paris 8 qu’elle s’essaie finalement à l’écriture dans sa langue maternelle, qui était jusque-là qu’une langue orale et familiale. Elle y entre un peu « par défi ». Comme toutes les grandes décisions qu’on prend avant de tomber dans le piège de la trentaine, je suggère. Sa réponse est moins dramatique que ma remarque : « Je prenais les choses comme elles venaient. »  Et puis une question de fond la taraudait, celle, éternelle, de la légitimité des polyglottes. « J’avais l’impression de ne pas savoir écrire en français. » Elle voulait vérifier. Verdict : « J’ai toujours l’impression de ne savoir écrire ni en français ni en allemand, mais je n’hésite plus à mélanger ce qui est jugé incorrect. J’ai arrêté de me dire qu’il y a des façons d’écrire. Et en changeant ma langue d’écriture, j’ai découvert une littérature qui m’était en grande partie inconnue. » Car lorsqu’elle a commencé son Bachelor en Literarisches Schreiben à Bienne, en 2011, « je me concentrais sur la langue allemande », explique-t-elle, « et l’écriture que j’essayais de développer tournait beaucoup autour de personnages et d’histoires. C’était comme si je tentais de trouver un outil de narration, peut-être trop psychologisant à mon goût, aujourd’hui. » Désormais, dit-elle, « j’écris par rapport à une langue. Le français m’a aidée à me libérer du récit auquel j’associais l’allemand, et j’ai pu jouer avec la langue comme matériau .» Les grammaires, les vocabulaires ou encore les formes d’écriture présentent une infinité d’espaces liminaires qu’elle affectionne. « Je crois que je n’écris pas pour l’édification du lecteur, mais pour transmettre une expérience d’un usage subjectif du langage, parfois incorrect, parfois brut, qui charrie un grand nombre d’influences. »  

Ainsi, dans la vie de Rebecca, les vas-et-vient sont constants, qu’il s’agisse de déplacements entre deux langues, mais aussi entre plusieurs lieux de vie. Ces dernières années ont été « nomades », me raconte-t-elle, entre Paris, la Bretagne, la Suisse et un passage au Mexique. Des voyages mentaux et géographiques qui ont créé, dans leur latence, un espace de liberté qu’elle habite pleinement. Par exemple, plus question d’affirmer qu’une langue se prête à un texte en particulier. En novembre dernier, elle a remporté le concours allemand Open Mike avec Hippobosca, un texte qu’elle avait à l’origine écrit en français, et traduit pour l’occasion. Dans sa totalité, ce même texte est celui de son premier roman, à paraître cette année en France aux éditions Verdier. Assises au bord du lac, le froid finit par nous engourdir. On se décide à reprendre la balade tout en échangeant des souvenirs. « J’ai adoré mes études à Bienne », me confie-t-elle. « Rétrospectivement, ça me semble avoir été un temps d’insouciance qui m’offrait la place d’expérimenter l’écriture sans savoir exactement quelle voie emprunter. Depuis Paris, il y a eu et il y a encore des événements qui s’enchaînent : les attentats, le covid … » Quant à savoir si ces circonstances ont marqué son écriture, difficile à dire, tant celle-ci est « en constante évolution ». Cela vaut aussi pour l’année qui vient de s’écouler, marquée par la pandémie, et qui fut pour elle un temps de travail – sans qu’elle ressente pour autant le besoin d’affronter frontalement cette étrange situation dans ses textes. « Bien sûr, il faut parler du réel », conclut-elle. « Mais le confinement et la fermeture de lieux de rencontres et de culture démontrent aussi à quel point il est important d’être autorisée à ouvrir des voies vers l’imaginaire, l’humour, la beauté. » Ou de l’importance créer des échappées mentales vers des espaces-lisières, dans cette liberté de la marge, qui est celle, précisément, de son écriture.